Annie 15th January 2012

« Tristesse de la Balance et autres signes » jacques a. bertrand X . Précipices du capricorne Quand, pour cette drôle de chèvre, vient le temps de montrer ses cornes, c’est la plus longue nuit de l’année. L’homme veille au coin du feu – ou au milieu du chauffage central, devant la télé. L’homme se sent gagné par le sommeil. Plusieurs fois déjà, sa tête a piqué vers sa poitrine. Une étincelle un peu plus grosse que les autres – jaillie du foyer ou de la boîte à électrons – l’a fait se redresser. La femme conseille à l’homme d’aller se coucher. « Je monte, dit la femme, n’oublie pas d’éteindre le feu » (ou la télé.) Tout passe, tout se transforme, l’ennui des longues soirées d’hiver demeure. L’homme et la femme se couchent. Le capricorne veille encore un peu. Ce n’est pas que le capricorne n’apprécie pas la compagnie, mais il se sent plus à l’aise tout seul. La compagnie le gêne toujours un peu aux entournures. Il ne sait pas comment se mettre. Il n’arrive pas à penser. A parler encore moins. Il se sent bête. On le trouve misanthrope. C’est exagéré. Il préfère se sentir mal aimé tout seul que mal aimé en compagnie. Le capricorne est un type qui a besoin qu’on l’aime énormément, mais qui n’aime pas réclamer. C’est la nuit la plus longue de l’année, peut-être même la plus froide. La nature est au congélateur. Le paysan songe à prendre deux ou trois jours de vacances. L’industriel agro-alimentaire a collé des étiquettes dorées et des rubans sur ces boîtes que le magasinier dispose sur ses rayons, en petits tas artistiques. C’est bientôt les fêtes. Le capricorne a horreur des fêtes. Le capricorne n’aime que les choses singulières. Le pluralisme lui cause des migraines. Quand on lui demande ce qu’il pense du monde en général, le capricorne répond qu’il y a trop de monde. Quand il répond. Le capricorne est taciturne. Il n’envisage que les accords tacites. S’il faut expliquer, il n’est déjà plus d’accord. Le capricorne est terriblement secondaire. Il enregistre. Il fait de la confiture d’observations. Ses réparties sont cinglantes. Elles viennent souvent le lendemain. C’est pourquoi il se met écrivain, pour pouvoir les placer. Ou grand homme politique, pour ne pas avoir à répondre du tout. Staline ne répondait jamais aux questions, ou alors plusieurs jours après, ou alors il faisait répondre par quelqu’un d’autre, ou alors vous deviez attendre que les camarades vous expliquent, au camp. Le Christ répondait par des paraboles, ce qui est une façon de ne pas vraiment répondre non plus. Nous venons de voir deux types extrêmes de capricorne. Au demeurant, on rencontre dans la vie des capricornes intermédiaires. De bonnes biquettes qui se laissent traire sans bouger, sans mettre le pied dans l’écuelle, comme la petite chèvre de monsieur Seguin. Cependant ils n’en pensent pas moins, n’en doutons pas. Ils pensent à la montagne. Ils rêvent du loup. Le capricorne veut voir le loup sur la montagne. Ca lui prendra le temps que ça lui prendra mais il ne veut pas mourir sans avoir vu une fois au moins le loup sur la montagne. On aura noté ce que cette quête du loup sur la montagne peut avoir de mystique. Et d’ambitieux. Le capricorne est ambitieux, tellement ambitieux que cela passe parfois inaperçu. Il va jusqu’à nourrir l’ambition de se débarrasser de ses ambitions, ce qui est le comble de l’ambition. Le capricorne ne choisit jamais la facilité. Il choisit la difficulté. Il se laisse aller à la difficulté. Au milieu des difficultés, il se prend parfois à penser que la vie est facile. Il proclame de temps en temps – avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il s’agit là d’un produit dont il n’abuse guère – que la vie est simple, que tout est possible et qu’il suffit de ne pas se priver . La vie apprécie peu ces déclarations épisodiques du capricorne. Elle se charge de le mettre à genoux. (Le capricorne est fragile des genoux) Le capricorne est le signe le plus élevé du zodiaque. Quand on monte, on prend le risque de tomber, comme dit la Vierge qui a le sens de la déduction. La lumière noire de Saturne le guide sur des sentiers solitaires et escarpés, parfois elle l’éblouit. Quand il chute, le capricorne se ramasse avec dignité. Il dit qu’il l’a fait exprès. Que, bon, il ira plus haut la prochaine fois. Et puis que d’ailleurs, tout ça ne l’intéresse plus. Les sommets sont aussi des rétrécissements. Le détachement et le renoncement sont des vertus qui ont leurs qualités et leurs défauts. Le capricorne déteste la jeunesse. Son enfance fut très triste, même heureuse. Adolescent, il faisait très jeune vieux. Il était déjà très âgé à sa naissance. Ca s’arrange. Le dieu du temps est avec lui. Léautaud affirmait, à l’âge de quatre-vingts ans qu’il avait « prodigieusement rajeuni avec les années ». Le capricorne rajeunit. Mieux, il jeunit. Cela se termine tout de même en queue de poisson. La tradition, qui confère au capricorne un corps mi-chèvre mi-poisson, lui indique clairement la sortie. Se laisser glisser, de la montagne sur la pente du verseau, pour se fondre dans l’océan des poissons où tout s’achève et tout recommence… C’était la nuit la plus longue de l’année. Le capricorne, qui n’est pas aussi pessimiste qu’il en a l’air, fait remarquer que c’est une condition sine qua non pour que les jours commencent à rallonger.